vendredi 1 avril 2011

Médias & web social : vers un big bang de l'information

J'en ai déjà publié plusieurs extraits sur ce blog, voici mon mémoire sur l'information à l'heure d'Internet. Réalisé notamment à partir d'une dizaine d'entretiens avec des journalistes, des blogueurs et autres acteurs de l'information sur Internet, j'ai rédigé ce mémoire au cours de l'été 2010 et je l'ai soutenu en novembre de la même année. Pour vous mettre l'eau à la bouche, en voici le résumé...

Depuis la démocratisation d’Internet dans les années 90 et l’explosion du web social dans les années 2000, les médias ont évolué dans leurs pratiques. On ne conçoit plus, en 2010, l’information comme on la concevait cinq, dix ou vingt ans auparavant.

Un paramètre a suffi pour remettre en cause le système médiatique : la participation. Aujourd’hui, les médias ne sont plus seuls à produire et diffuser de l’information. Pire, ils sont en concurrence avec leurs consommateurs. La perspective d’un « tous journalistes » est devenue la hantise de milliers de professionnels de l’information, qui y voient une menace pour leur métier. Quelques uns, toutefois, y voient une opportunité : et si la participation était l’occasion de produire une information de meilleure qualité ?

D’autres facteurs ont participé à faire évoluer l’information sur le web : l’accélération du temps de l’information ou encore l’éclatement de la barrière du format. Sur le web, tout est démultiplié. La fabrication et la circulation de l’information n’ont jamais été aussi rapides, nous sommes à l’ère de l’information en direct en permanence. En matière de format, la rigidité des supports médiatiques a disparu avec Internet. Sur le web, la vidéo, le texte, le son et les animations graphiques se mêlent pour créer de nouvelles formes de visualisation de l’information. De nouvelles formes de journalisme apparaissent, telle que le data-journalisme, qui exploitent des données pour en tirer des informations.

Constamment critiqués, les médias traditionnels sont à présent mis en concurrence avec ce que l’on appelle les médias sociaux, nés sur le web. Alors que les premiers sont accusés d’être les chantres de l’idéologie dominante, les seconds se présentent comme porteurs d’une vision du monde plus ouverte et transparente. Pourtant, alors que tout semble les opposer, ces deux sphères collaborent dans le domaine de l’information, laissant même présager quelques bénéfices pour la vie démocratique.

Dans ce mémoire, ce sont tous ces sujets que nous proposons d’étudier et de comprendre, en répondant à la problématique suivante : comment s’est élaborée la représentation selon laquelle un journalisme amateur et conversationnel s’établirait sur le web en opposition aux pratiques journalistiques traditionnelles ?


Médias & web social : vers un big bang de l'information

jeudi 2 décembre 2010

[Big bang de l'information] Vers une nouvelle circulation de l'info ?

Comme je l'expliquais ici, je publie sur le blog des extraits de mon mémoire sur le web et l'information. Au menu aujourd'hui : la circulation de l'information (avec le rôle de Twitter), l'impact sur l'agenda médiatique et le glissement vers un journalisme de communication... Bonne lecture !

Quel est, aujourd’hui, le parcours d’une information ? Lorsque les médias étaient seuls à traiter et diffuser l’information, la circulation se faisait – de fait – en vase clos. Désormais, avec l’arrivée de nouveaux acteurs dans la fabrique de l’information, ce schéma est remis en cause. En 2009, une équipe de chercheurs, menée par Jon Kleinberg de l’Université Cornell, a réalisé une étude sur le cycle de l’information : « Meme-tracking and the Dynamics of the News Cycle ». Ils ont suivi 1,6 million de médias traditionnels en ligne (dénommés « mainstream media sites ») et de blogs sur les trois derniers mois de la campagne présidentielle américaine en 2008. L’objectif était de mettre en exergue des schémas de circulation de l’information dans le temps. Ils ont notamment pu observer qu’il existe un délai de 2h30 entre le pic de visibilité d’une information dans les sites de médias mainstream et son pic de visibilité dans les blogs. Quant aux 3,5% des cas où les blogs devancent les médias traditionnels, il apparait que c’est le fait de blogs politiques professionnels ou quasi-professionnels, qui bénéficient déjà d’une certaine reconnaissance pour leur compétence et leur crédibilité. L’évolution de la visibilité des mèmes et des fragments de phrases suivis met en avant deux éléments qui, combinés, permettent de faire apparaitre un schéma de circulation de l’information : l’effet d’imitation entre les médias et le caractère récent d’une information. Les chercheurs ont en effet démontré que plus une information est traitée par les médias, plus les médias la traiteront. De plus, il ressort qu’une information récente est privilégiée par les médias face à une information plus ancienne.
Suite à la publication de cette étude, Sreenath Sreenivasan, professeur spécialisé dans les nouveaux médias à l’Ecole de Journalisme de Columbia, estimait dans le New York Times (« Study Measures the Chatter of the News Cycle », 12 juillet 2009) que les travaux de Kleinberg permettraient de mieux comprendre le cycle de l’information. Mais il a également ajouté que le schéma de circulation identifié par ces travaux était déjà en train de changer en raison de la montée en puissance des médias sociaux, notamment Twitter.


L'AFFAIRE BOUTIN : CAS D'ETUDE
Récemment, l’affaire Boutin nous a donné un aperçu de ce que pourrait devenir le schéma de circulation de l’information avec ces médias sociaux, et le rôle que pourrait jouer Twitter. Cette affaire portait sur le cumul par Christine Boutin de sa retraite de parlementaire avec une rémunération – jugée excessive – pour une mission que lui avait confiée le Président de la République. Pour cette analyse, nous avons utilisé le linkscape, le moteur de recherche développé par linkfluence, permettant d’effectuer des recherches au sein d’un échantillon d’environ 10 000 sites et blogs considérés comme les plus influents de leur communauté respective. Il permet notamment de remonter plusieurs mois en arrière et de centrer sa recherche sur une période en particulier.
Si c’est une révélation du Canard Enchainé, datée du 9 juin 2010, qui lance ce qui deviendra en quelques heures l’affaire Boutin, c’est pourtant sur le web que l’information est disponible en premier. Dès le 8 juin au soir, l’information commence à circuler suite à une dépêche AFP, publiée un peu après 20h, qui est reprise d’abord sur quelques sites de médias traditionnels (LeFigaro.fr à 20h21, LeTelegramme.com à 20h24, LePoint.fr à 20h29). Dans le même temps, la communauté « extrême-droite » commence également à reprendre l’information, notamment sur Fdesouche.com (le premier commentaire date du 8 juin 2010, à 22h23, prouvant ainsi que le billet a bien été publié ce jour), un des blogs les plus influents de cette communauté. Alors que l’information continue de circuler, surtout le lendemain matin avec la disponibilité papier du Canard Enchainé, Christine Boutin intervient sur RTL, où elle est l’invitée de Jean-Michel Aphatie. Pendant que ses propos confirmant les informations de l’hebdomadaire satirique agrémentent les articles portant sur le sujet, la polémique est sur le point de dévier, en raison d’un simple tweet. A 10h47, le blogueur Authueil, également assistant parlementaire d’un élu UMP, lâche l’information qui va largement amplifier la polémique : « Boutin touche sa retraite de députée (elle a siégé de 1986 à 2007), son indemnité de conseiller général en plus des 9500 euros ». L’information est repérée par Samuel Laurent, journaliste politique au Monde.fr, qui publie, à 11h24, ce tweet : « Je viens d’appeler l’entourage de Boutin, qui touche bien une retraite parlementaire et une indem de cons. Grle comme le dit @autheuil ». Dans le même temps, quelques médias en ligne reprennent l’information, mais c’est surtout l’article de Samuel Laurent sur LeMonde.fr (« Christine Boutin toucherait près de 18 000 euros mensuels »), publié à 12h, qui va enclencher la polémique sur le cumul rémunérations/retraites. A partir de là, des dizaines d’articles sont publiés, reprenant tous l’information sur le cumul et le chiffre de 18 000 euros comme rémunération mensuelle totale pour Christine Boutin. L’information continue de se développer par le biais d’interviews de membres de la majorité dans les médias traditionnels, notamment les radios, et dont les propos sont repris et commentés par ces mêmes médias, ainsi que par les médias sociaux. C’est finalement 48h après les révélations du Canard Enchainé, le jeudi 10 juin au soir, que Christine Boutin a renoncé à son salaire de chargée de mission, décision qu’elle a annoncée dans le JT de France 2. L’information est immédiatement reprise et diffusée par les médias en ligne. S’en suivra un débat autour du cumul d’une retraite d’élu avec une rémunération autre, qui s’est notamment développé dans les forums de discussion. Cette « jurisprudence Boutin », comme la nomment les médias, alimentera les conversations sur le web de façon significative pendant une dizaine de jours, même si l’affaire est nettement moins visible à partir du 11 juin, lendemain de l’intervention de Christine Boutin sur France 2. Cette polémique autour du cumul de la retraite parlementaire avec une autre rémunération a eu une conséquence importante dans la vie publique : les ministres qui touchaient une retraite parlementaire en plus de leur indemnité de ministre ont dû renoncer à leur pension tant qu’ils sont en poste.
Que nous enseigne cette chronologie ? Tout d’abord, on constate que le web et les médias traditionnels ont travaillé main dans la main au début de l’affaire, ce qui a permis l’émergence d’une information plus complète que celle du Canard Enchainé. Ensuite, on observe que, si c’est bien un média traditionnel qui a déniché l’information, celle-ci sort en premier sur le web, d’abord sur des sites de médias, mais très vite également dans la communauté extrême-droite. A noter que le blog Fdesouche.com cite LeFigaro.fr comme source pour son billet, ce qui montre bien que les médias traditionnels en ligne ont précédé les médias sociaux. Toutefois, c’est par les médias sociaux que le cœur de la polémique arrive, puisque c’est un blogueur qui donne le premier l’information selon laquelle Christine Boutin touche, en plus des 9500 euros de sa mission, sa retraite de parlementaire. Or, c’est bien la question du cumul qui fera débat. Comme l’a montré l’étude menée par Kleinberg, ce schéma de circulation de l’information reste très rare, mais lorsqu’il se produit, c’est par le biais de blogs reconnus. Dans le cas de l’affaire Boutin, cela se confirme en partie : Authueil est effectivement un blogueur politique connu et reconnu sur la blogosphère française. Mais il a choisi un autre canal que son blog pour sortir son information : Twitter. 


L'IMPACT DU WEB SUR L'AGENDA MEDIATIQUE
Finalement, la nouvelle circulation de l’information est similaire au parcours d’un texte de loi pour devenir une loi. Comme au Parlement, avec le Sénat (qui représenterait les médias traditionnels), l’Assemblée nationale (web social) et la navette parlementaire (l’information se construit dans les allers-retours entre les deux). La communauté/le lecteur/l’opinion publique joue le rôle de la Commission mixte paritaire (dans une certaine mesure, Twitter joue aussi ce rôle, nous l’avons vu avec l’affaire Boutin, ainsi qu’avec la généralisation des live-tweets). La particularité de cet outil est qu’il est utilisé par une grande variété d’individus et d’entité : citoyen lambda, journalistes, politiques, entreprises, communicants… Cette mixité facilite les mises en relation entre ces individus, permettant, par exemple, à un tweet comme celui d’Authueil de résulter sur un article du Monde.fr.
Il nous reste à analyser le principe d’initiative de la loi et d’inscription d’un texte dans le calendrier parlementaire, ce qui correspond, ici, à l’agenda médiatique. Dans l’affaire Boutin, les médias traditionnels ont mis à l’agenda le problème soulevé par la mission confiée à l’ancien ministre. Par contre, nous l’avons vu, ce sont les médias sociaux qui ont mis à l’agenda la question du cumul avec la retraite. La mise à l’agenda médiatique dépend là aussi de différents acteurs, parfois extérieurs aux médias (politiques, société civile…). Mais ensuite, ce sont les acteurs politiques qui ont mené la danse, au fur et à mesure de leurs interventions médiatiques. On note donc peu de changements à ce niveau quant à la situation qui précédait l’arrivée du web : médias et politiques mènent une lutte continue pour garder la maitrise de l’agenda médiatique, avec une tout de même une plus grand emprise de la part des responsables politiques.
Nous en avons eu la preuve au cours de l’été 2010 avec le discours de Grenoble, prononcé par Nicolas Sarkozy, qui a permis de dévier l’attention des médias, jusque-là concentrée sur les retraites et l’affaire Bettencourt, vers les questions de sécurité, et notamment la situation des Roms. Par contre, l’actualité du web devient, de plus en plus, un sujet traité en tant que tel. Par exemple, les « apéros Facebook », apéritifs géants organisés dans plusieurs villes de France par le biais du réseau social Facebook, ont été largement traités par les médias traditionnels en avril 2010. De même, nous avons vu les débats suscités par l’utilisation de Twitter à l’Assemblée nationale dans le cadre de la réforme des retraites. Mais le web intervient également d’une autre façon dans l’agenda médiatique, puisque ce support est souvent choisi par les médias pour « tester » un sujet. Si les internautes s’emparent d’une information sur le web, alors les médias traditionnels seront plus enclins à les traiter. Ainsi, concernant une vidéo montrant une expulsion de sans-papiers qui avait été diffusée sur le web et reprise par plusieurs médias étrangers, l’AFP avait indiqué au site Arrêt sur image : "Nous attendions de voir si la vidéo faisait du buzz. C’est à partir du moment où elle a été très regardée que cela constituait un évènement pour nous". Le web est donc utilisé par les médias comme un outil de sélection mais aussi de tri de l’information.


DE L'INFORMATION A LA COMMUNICATION
Les profonds changements apportés par le web sur la fabrique de l’information, ce qu’il change dans la manière dont l’information est conçue, montre que nous assistons aujourd’hui à un déplacement du « journalisme de l’information » à ce que l’on pourrait appeler un « journalisme de la communication ». Jean-Paul Lafrance, professeur-fondateur du Département des communications de l’Université du Québec à Montréal, dissertant sur la « société du savoir » et la « société de l’information » dans Critique de la société de l’information, rappelle des propos d’Antonio Pasquali, expert en communication ayant travaillé à l’UNESCO :

« Antonio Pasquali pensait qu’il fallait réintroduire le mot communication : « Informer connote pour l’essentiel la circulation de messages unidirectionnels, causatifs et ordonnateurs, tandis que communiquer fait référence à l’échange de messages bidirectionnels, donc relationnels, dialogiques et socialisants. »

Ce « journalisme de la communication » correspond donc à cette nouvelle fabrique de l’information, qui se fait dans « l’échange de messages bidirectionnels, donc relationnels, dialogiques et socialisants », par opposition au « journalisme de l’information », qui renvoie à la « circulation de messages unidirectionnels, causatif et ordonnateurs ». Le crowdsourcing, l’utilisation de Twitter et les autres exemples que nous avons étudiés dans ce mémoire le montrent : aujourd’hui, le journalisme se dirige vers une posture plus sociale – au sens sociétal du terme – et de moins en moins verticale.
Davantage impliqués, les citoyens-internautes attendent désormais une information qui soit chaque jour de meilleure qualité. Le blogueur Mancioday considérait d’ailleurs, lors de notre entretien, que « les gens sont de plus en plus exigeants avec l’information car ils deviennent acteurs de l’information. Donc ils savent ce qu’il est possible de faire ». Et de conclure : « c’est beaucoup plus sain ». C’est, en partie, ce qui explique la montée en puissance de la critique des médias...

mardi 30 novembre 2010

Médias traditionnels et médias sociaux : « haine, amour et trahison »

Après des mois de souffrance intense, tout plein d'entretiens passionnants avec des hommes et une femme de médias, des nuits blanches à la pelle et une soutenance maintes fois repoussées, j'ai l'honneur de vous annoncer que... wait for it... mon mémoire est TER-MI-NÉ ! Alors je sais bien que vous vous en foutez. Que beaucoup se disent OSEF voire RAB (si t'es pas sur Twitter, cherche pas, tu peux pas test). Mais quand même, je suis diplômé ! Mais pour que toute la souffrance, les entretiens et les nuits blanches précédemment évoqués servent un tout petit peu, je vous offre avec bonheur des petits bouts de mon mémoire (ne me remerciez pas). En fait, il se trouve que le billet précédent sur la critique des médias (avec Chomsky inside) était déjà un extrait de ce mémoire (qui a été retravaillé entre temps). Et en voici un second, sur les relations entre médias tradi et médias sociaux... Bonne lecture !

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« Haine, amour et trahison »... Ces trois mots représentent bien la situation actuelle entre les médias traditionnels et les médias sociaux. D’abord, on observe un phénomène intéressant depuis quelques années : de plus en plus de journalistes ouvrent leur blog, certains dans un cadre professionnel, d’autres dans un cadre plus personnel. De même, il arrive de voir des blogueurs endosser le costume de journaliste, en participant à des conférences de presse ou en réalisant enquêtes et interviews par exemple. Cela représente bien la situation actuelle entre les médias traditionnels et les médias sociaux. Les deux travaillent ensemble, mais dans une ambiance assez tendue. Commençons par un constat : ceux qui ont créé les principaux médias pure players sont issus des médias traditionnels. Pierre Haski et Laurent Mauriac, anciens de Libération, ont créé Rue89. Edwy Plenel, ancien du Monde, a fondé Médiapart. Quant à Nicolas Beau, directeur de la rédaction de Bakchich, il sévissait auparavant au Monde puis au Canard Enchainé. Dernier exemple de cette liste : Daniel Scheidermann, passé d’abord au Monde, puis chez Libération et enfin France 5, avant de se lancer dans l’aventure @rrêt sur images, équivalent web du programme que le journaliste présentait sur la chaine publique. La frontière entre médias traditionnels et médias sociaux est donc assez fine. Dans le même temps, le traitement de l’information sur ces sites est tout de même assez éloigné des pratiques des médias traditionnels dont sont issus les journalistes cités. D’ailleurs, Laurent Mauriac me signalait une différence, qui peut paraitre anecdotique mais qui est en fait révélatrice d’un mode de fonctionnement très différent de celui des médias traditionnels, y compris sur le web : Rue89 n’a pas d’abonnement à l’AFP ou à d’autres agences de presse, « on utilise les lecteurs comme des capteurs, comme des sources d’information », explique-t-il. Rue89 affiche par ce biais sa différence avec les médias traditionnels, qui ont tendance à beaucoup s’appuyer sur ces agences de presse pour publier du contenu en masse sur leur site, comme le montrait l’article de Xavier Ternisien, sur les « OS de l’info ».

Les blogueurs également entretiennent des relations paradoxales et contradictoires avec les médias traditionnels. Mais ici, c’est davantage la question humaine qui entre en jeu : « les blogueurs sont déconsidérés. On est dans un système de classe. Du point de vue des médias, c’est un cadeau qui est fait au blogueur de reprendre un billet », estime un blogueur politique que j'ai pu interroger. Il ajoute que la seule source de motivation pour un blogueur, au-delà du plaisir de bloguer, est la « reconnaissance sociale ». Les relations entre les blogueurs et les médias – que ces derniers soient natifs ou traditionnels – sont donc orageuses. Ce blogueur va jusqu’à dire, à propos des médias, que « ça leur arrache le cœur de linker un blogueur. Ils les perçoivent comme des amuseurs de foire ». Les mots sont durs. Mais ils révèlent la tension qui existe entre les professionnels de l’information et les citoyens qui ont souhaité prendre la parole sur le web. Le mythe du « tous journalistes » a du mal à passer, aujourd’hui encore, auprès des professionnels de l’information. Cependant, il ne faut pas uniquement voir là le réflexe corporatiste d’une profession qui refuse l’évolution de son métier. Nombreux sont ceux à voir dans le travail des citoyens un travail de qualité. Le blocage, si blocage il y a, est d’abord lié à la représentation que les journalistes se font de leur métier. Le blogueur Narvic, ayant lui-même exercé ce métier pendant des années, m’expliquait que le journaliste professionnel est le seul métier dont le statut est être défini par la loi : la loi Brachard, qui date de 1935, et la loi Cressard, votée en 1975. Ces deux lois visent à « professionnaliser cette activité pour garantir aux lecteurs et aux sources d’information un minimum de protections contre les abus et de dérives d’éditeurs de presse ou de journalistes amateurs ». Il y a ainsi une dimension fortement égotique dans le métier de journaliste. On trouve quelques explications à ce sentiment à la lecture de l’ouvrage d’Erik Neveu, Sociologie du journalisme et ce, dès l’introduction : 

« Chaque société, chaque civilisation valorise des personnages, des rôles sociaux qui la condensent, du chevalier médiéval à l’ouvrier de la révolution industrielle, au « bureaucrate » weberien, symbole de la rationalité moderne. Rien d’étonnant dès lors à ce que, dans une société souvent dite de « communication » ou d’« information », le journaliste soit devenu une figure structurante des mythologies contemporaines. »

Dès lors que l’on exerce un métier porteur de cette symbolique, on cherche forcément à le protéger. « Le journalisme n’est pas qu’un métier. Il apparaît aussi comme un rouage de la démocratie, ce dont témoignent la place donnée à la liberté de la presse dans de nombreuses constitutions », ajoute Erik Neveu. Mais en face de ce statut qui ne peut être sans conséquences sur celui qui en dépend, l'auteur rappelle les études montrant que « l’indépendance des journalistes, la fiabilité factuelle de leurs récits, la diversité des points de vue accessibles dans les médias sont depuis plus de dix ans objets d’un scepticisme majoritaire ». Les journalistes sont aujourd’hui dans une position difficile, puisqu’ils exercent un métier vecteur de démocratie, bénéficiant d’un statut spécial de par la loi, mais qui fait dans le même temps l’objet de violentes attaques, comme nous l’avons vu précédemment. On comprend alors leur difficulté à accepter cette notion du « tous journalistes ».

Mais au-delà des blogueurs, on observe au sein des rédactions de médias traditionnels une méfiance envers le web en général, « vu comme une concurrence » justifie une journaliste d'une chaine d'information avec qui je me suis entretenu. Elle explique, faisant référence aux journalistes de ces rédactions : « ils sont moins jeunes ». Serait-ce alors une question de génération ? Pas seulement, mais c’est une des explications de ces tensions qui existent entre les médias traditionnels et le web. Lors d’une conférence au Press Club ("Internet va-t-il sauver la presse du marasme ?", le 9 septembre 2010), Laurent Guimier, qui dirige les sites d’information de Lagardère Active (Europe1.fr, LeJDD.fr et ParisMatch.com), s’est rappelé le climat entre les journalistes œuvrant sur le support original (papier, radio) et leurs confrères du web : « ce n’est pas de l’information sérieuse » lui disaient les premiers à propos des second. Laurent Guimier a commencé par rapprocher les rédactions web de Paris Match et du Journal du Dimanche (JDD) des rédactions du papier. Car dans de nombreux médias, aujourd’hui encore, les rédactions sont séparées en fonction du support sur lequel elles travaillent. Ainsi, les rédactions web de Paris Match et du JDD se situaient à 3km des rédactions papiers, ce qui ne facilite évidemment pas le dialogue entre les deux entités. Avant son arrivée chez Lagardère Active, Laurent Guimier était rédacteur en chef du Figaro.fr, où il avait fait le même travail de rapprochement entre la rédaction papier et la rédaction web. Pour lui, les médias vivent aujourd’hui un choc culturel en interne. Dressant un rapide portrait des journalistes web, il estimait que ces derniers étaient « jeunes, agiles, mobiles. Ils vont chercher des informations que les autres ne vont pas chercher, en allant sur des sites web étrangers par exemple […] Leur principale valeur ajoutée est leur capacité à aller dénicher de l’information tout au long de la journée. Ce sont de véritables chercheurs d’or ». Quant aux journalistes papiers, il les décrit comme étant « plus experts que ceux du web, qui sont plus généralistes ». Le journalisme web, nous allons le voir, tend à jouer un rôle de courroie de transmission entre les médias traditionnels et ceux qu’Erik Neveu appelle les « travailleurs de l’information », c’est-à-dire les blogueurs et autres citoyens produisant de l’information, en amateur, sur le web.

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Bon, j'espère que ce petit extrait vous a plu et si vous voulez réagir, vous savez où ça se passe (mais si, juste en dessous là, en laissant un commentaire).

jeudi 23 septembre 2010

La fabrication du consentement : les médias au service des puissants ?



« Notre point de vue est que les médias, entre autres fonctions, jouent le rôle de serviteurs et de propagandistes des puissants groupes qui les contrôlent et les financent. Les porteurs de ces intérêts ont des objectifs précis et des principes à faire valoir, ils sont aussi en position d’infléchir et d’encadrer l’orientation des médias. Cela ne s’opère généralement pas au moyen d’interventions directes et grossières mais plutôt grâce à un personnel politiquement aux normes et l’intériorisation par les rédacteurs et les journalistes des priorités et des critères définissant ce qu’est une information valable en conformité avec les politiques de l’establishment. »
A travers un exercice particulièrement convaincant, Noam Chomsky et Edward Herman expliquent dans La fabrication du consentement comment les médias sont utilisés, manipulés, par les groupes qui les contrôlent pour se mettre au service d’une propagande qui bénéficieraient à ces même groupes. La qualité de cet ouvrage est largement reconnue, Noam Chomsky étant d’ailleurs régulièrement présenté comme « le plus grand intellectuel vivant ». Cette critique des médias ne s’inscrit donc pas dans une théorie du complot, comme le précisent les deux chercheurs : « Nous n’aurons ici recours à aucune hypothèse « conspiratoire » pour explique le mode de fonctionnement des médias ». Les auteurs expliquent que leur modèle de propagande repose sur cinq filtres de l’information :
« (1) taille, actionnariat, fortune du propriétaire et orientation lucrative ; (2) poids de la publicité ; (3) poids des sources gouvernementales ou économiques et des « experts » financés et adoubés par ces sources primaires et agents de pouvoirs ; (4) moyens de contre-feux permettant de discipliner les médias ; (5) l’« anticommunisme » comme religion nationale et mécanisme de contrôle. […] Il est difficile de ne pas avoir remarqué que ce dernier filtre a évolué avec son temps : la lutte contre l’« Islam » et la « guerre au terrorisme » ayant remplacé le communisme comme « religion nationale et mécanisme de contrôle ».
Et si l’analyse porte sur les médias américains, on trouve de très nombreuses similitudes avec les médias français. Ces derniers sont pour la plupart possédés par des groupes industriels, vivent de la publicité, se nourrissent d’information issues pour la plupart de sources gouvernementales et économiques. Que le quotidien économique Les Echos soit détenu par le groupe LVMH, lui-même dirigé par l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, pose effectivement problème : comment un journaliste des Echos peut-il critiquer le groupe LVMH dans les colonnes du quotidien, alors qu’il en est salarié ? De même, difficile d’imaginer un reportage défavorable à Bouygues Construction au JT de TF1, alors même que la chaine appartient là aussi au même groupe ? Cette situation, pourtant, est commune dans les médias français.

Concernant la publicité, bien sûr qu’il est difficile pour un média de résister à la pression de l’annonceur. Dès lors que, sans leur appui, un média cesse d’être viable économiquement, les annonceurs disposent, de fait, d’un pouvoir de contrôle du contenu rédactionnel. Ainsi, comme l’expliquent Chomsky et Herman, « un système médiatique dominé par la publicité tend naturellement à l’élimination ou à la marginalisation des organes financés par leurs seules ventes » .

Quant aux sources, là aussi on note plusieurs problèmes. Les contraintes temporelles et financières font que les médias « doivent concentrer leurs moyens là où les événements significatifs sont les plus fréquents, où abondent fuites et rumeurs, et où se tiennent régulièrement des conférences de presse » . Et les auteurs de citer la Maison-Blanche, le Pentagone ou encore le département d’Etat comme des « épicentres de ce type d’activités » et constatent que les « grandes entreprises et sociétés commerciales sont également des producteurs réguliers et crédibles d’informations jugées dignes d’être publiées ». En France, les épicentres se trouvent à l’Elysée, à Matignon ou encore à l’Assemblée nationale. De même, les entreprises sont bien considérées comme des sources crédibles d’information, au point parfois de voir leurs communiqués diffusés sans la moindre retouche dans les colonnes des journaux, tels de véritables articles produits par un journaliste. J’ai eu l’occasion de constater cela lors de mes expériences passées en agences de relations publiques. Nous avions par exemple eu la surprise de constater que Le Figaro Economie avait repris, mot pour mot, un de nos communiqués dans ses colonnes. Après tout, n’est-ce pas ce que l’on nous apprend en école de communication ? Lorsque j’étais étudiant à l’Ecole Supérieure de Publicité, mes professeurs nous expliquaient qu’il fallait rédiger un communiqué de presse de manière à ce qu’il puisse être repris tel quel par le journaliste. Il faut leur « mâcher le travail », m’affirmaient-ils, pour leur faire gagner du temps. Pour cela, nous disposons de nombreux outils, comme DataPresse, cette base de données géante qui contient les coordonnées de milliers de journalistes, classés par média, par rubrique, etc. Mieux encore, DataPresse permet de connaitre le calendrier rédactionnel de nombreux médias, et le journaliste en charge de tel ou tel sujet ou dossier à venir. Il est alors aisé pour les entreprises de préparer leur prise de parole à ce calendrier, en nourrissant le journaliste d’informations bien sélectionnées sur le sujet. Cette propension des journalistes à relayer ainsi des messages issus de sources gouvernementales ou économiques est pourtant une atteinte grave au rôle de filtre que doit jouer le journaliste dans le processus de fabrique de l’information.

Autre exemple avec le quatrième filtre, concernant les contre-feux et autres moyens de pression, qui a battu son plein cet été en France. L’affaire Bettencourt, révélée par Médiapart, a fait grand bruit, au point de faire trembler la République jusqu’au sommet de l’Etat. La majorité présidentielle a alors fait feux de tout bois contre Médiapart et d’autres médias qui ont eux-mêmes fait quelques révélations, tel que L’Express ou Le Monde. Nous avons là un contre-feu efficace, puisque visant la crédibilité même des médias gênants. De même, l’enquête de la DCRI visant à découvrir les sources du Monde dans l’affaire Bettencourt, quitte à aller à l’encontre du secret professionnel, est un autre exemple de moyen de pression.

Au travers de ces différents filtres, les médias seraient donc amenés à relayer – sans presque s’en rendre compte – l’idéologie dominante de leurs propriétaires. Cela sans empêcher la présence d’une opinion divergente. Comme l’explique Pierre Bourdieu et Laurent Boltanski dans leur ouvrage commun La production de l’idéologie dominante, « le discours dominant doit son efficacité proprement symbolique (de méconnaissance) au fait qu’il n’exclut ni les divergences, ni les discordances » . D’ailleurs, le terme « idéologie dominante » implique qu’il existe d’autres idéologies mais qui ne seraient pas, elles, dominantes. Bourdieu et Boltanksi analysent dans ce livre comment les débats qui ont eu lieu au moment de la planification ont pu structuré la pensée sociale en France, jusqu’à aujourd’hui :
« Produits par des groupes de travail réunissant les principaux promoteurs de la planification française et les maitres à penser les plus autorisés auprès des fractions dominantes, les textes canoniques de la philosophie sociale qui est analysée ici, conduisent au lieu de leur élaboration, à l’intersection du champ intellectuel et du champ du pouvoir, c'est-à-dire au lieu où ma parole devient pouvoir, dans ces commissions ou le dirigeant éclairé rentre l’intellectuel éclairant, « esprit de bon sens, tourné vers l’avenir’, comme dit Poniatowski de son maître Fourastié, et dans les Instituts de sciences politiques où la nouvelle koinè idéologique, scolairement neutralisée et routinisée, est imposée et inculquée, donc convertie en schèmes de pensée et d’action politique. »
On trouve à la conjonction des écrits de Chomsky et Herman d’une part, et de Bourdieu et Boltanski d’autre part, quelques explications quant à l’origine de la critique des médias telle qu’elle se construit aujourd’hui. On observe par ailleurs que cette critique des médias s’opèrent également au travers d’une critique de la profession de journaliste. Mais ça, ce sera dans un prochain post :-)

A vos commentaires, amis internautes !