mardi 30 novembre 2010

Médias traditionnels et médias sociaux : « haine, amour et trahison »

Après des mois de souffrance intense, tout plein d'entretiens passionnants avec des hommes et une femme de médias, des nuits blanches à la pelle et une soutenance maintes fois repoussées, j'ai l'honneur de vous annoncer que... wait for it... mon mémoire est TER-MI-NÉ ! Alors je sais bien que vous vous en foutez. Que beaucoup se disent OSEF voire RAB (si t'es pas sur Twitter, cherche pas, tu peux pas test). Mais quand même, je suis diplômé ! Mais pour que toute la souffrance, les entretiens et les nuits blanches précédemment évoqués servent un tout petit peu, je vous offre avec bonheur des petits bouts de mon mémoire (ne me remerciez pas). En fait, il se trouve que le billet précédent sur la critique des médias (avec Chomsky inside) était déjà un extrait de ce mémoire (qui a été retravaillé entre temps). Et en voici un second, sur les relations entre médias tradi et médias sociaux... Bonne lecture !

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« Haine, amour et trahison »... Ces trois mots représentent bien la situation actuelle entre les médias traditionnels et les médias sociaux. D’abord, on observe un phénomène intéressant depuis quelques années : de plus en plus de journalistes ouvrent leur blog, certains dans un cadre professionnel, d’autres dans un cadre plus personnel. De même, il arrive de voir des blogueurs endosser le costume de journaliste, en participant à des conférences de presse ou en réalisant enquêtes et interviews par exemple. Cela représente bien la situation actuelle entre les médias traditionnels et les médias sociaux. Les deux travaillent ensemble, mais dans une ambiance assez tendue. Commençons par un constat : ceux qui ont créé les principaux médias pure players sont issus des médias traditionnels. Pierre Haski et Laurent Mauriac, anciens de Libération, ont créé Rue89. Edwy Plenel, ancien du Monde, a fondé Médiapart. Quant à Nicolas Beau, directeur de la rédaction de Bakchich, il sévissait auparavant au Monde puis au Canard Enchainé. Dernier exemple de cette liste : Daniel Scheidermann, passé d’abord au Monde, puis chez Libération et enfin France 5, avant de se lancer dans l’aventure @rrêt sur images, équivalent web du programme que le journaliste présentait sur la chaine publique. La frontière entre médias traditionnels et médias sociaux est donc assez fine. Dans le même temps, le traitement de l’information sur ces sites est tout de même assez éloigné des pratiques des médias traditionnels dont sont issus les journalistes cités. D’ailleurs, Laurent Mauriac me signalait une différence, qui peut paraitre anecdotique mais qui est en fait révélatrice d’un mode de fonctionnement très différent de celui des médias traditionnels, y compris sur le web : Rue89 n’a pas d’abonnement à l’AFP ou à d’autres agences de presse, « on utilise les lecteurs comme des capteurs, comme des sources d’information », explique-t-il. Rue89 affiche par ce biais sa différence avec les médias traditionnels, qui ont tendance à beaucoup s’appuyer sur ces agences de presse pour publier du contenu en masse sur leur site, comme le montrait l’article de Xavier Ternisien, sur les « OS de l’info ».

Les blogueurs également entretiennent des relations paradoxales et contradictoires avec les médias traditionnels. Mais ici, c’est davantage la question humaine qui entre en jeu : « les blogueurs sont déconsidérés. On est dans un système de classe. Du point de vue des médias, c’est un cadeau qui est fait au blogueur de reprendre un billet », estime un blogueur politique que j'ai pu interroger. Il ajoute que la seule source de motivation pour un blogueur, au-delà du plaisir de bloguer, est la « reconnaissance sociale ». Les relations entre les blogueurs et les médias – que ces derniers soient natifs ou traditionnels – sont donc orageuses. Ce blogueur va jusqu’à dire, à propos des médias, que « ça leur arrache le cœur de linker un blogueur. Ils les perçoivent comme des amuseurs de foire ». Les mots sont durs. Mais ils révèlent la tension qui existe entre les professionnels de l’information et les citoyens qui ont souhaité prendre la parole sur le web. Le mythe du « tous journalistes » a du mal à passer, aujourd’hui encore, auprès des professionnels de l’information. Cependant, il ne faut pas uniquement voir là le réflexe corporatiste d’une profession qui refuse l’évolution de son métier. Nombreux sont ceux à voir dans le travail des citoyens un travail de qualité. Le blocage, si blocage il y a, est d’abord lié à la représentation que les journalistes se font de leur métier. Le blogueur Narvic, ayant lui-même exercé ce métier pendant des années, m’expliquait que le journaliste professionnel est le seul métier dont le statut est être défini par la loi : la loi Brachard, qui date de 1935, et la loi Cressard, votée en 1975. Ces deux lois visent à « professionnaliser cette activité pour garantir aux lecteurs et aux sources d’information un minimum de protections contre les abus et de dérives d’éditeurs de presse ou de journalistes amateurs ». Il y a ainsi une dimension fortement égotique dans le métier de journaliste. On trouve quelques explications à ce sentiment à la lecture de l’ouvrage d’Erik Neveu, Sociologie du journalisme et ce, dès l’introduction : 

« Chaque société, chaque civilisation valorise des personnages, des rôles sociaux qui la condensent, du chevalier médiéval à l’ouvrier de la révolution industrielle, au « bureaucrate » weberien, symbole de la rationalité moderne. Rien d’étonnant dès lors à ce que, dans une société souvent dite de « communication » ou d’« information », le journaliste soit devenu une figure structurante des mythologies contemporaines. »

Dès lors que l’on exerce un métier porteur de cette symbolique, on cherche forcément à le protéger. « Le journalisme n’est pas qu’un métier. Il apparaît aussi comme un rouage de la démocratie, ce dont témoignent la place donnée à la liberté de la presse dans de nombreuses constitutions », ajoute Erik Neveu. Mais en face de ce statut qui ne peut être sans conséquences sur celui qui en dépend, l'auteur rappelle les études montrant que « l’indépendance des journalistes, la fiabilité factuelle de leurs récits, la diversité des points de vue accessibles dans les médias sont depuis plus de dix ans objets d’un scepticisme majoritaire ». Les journalistes sont aujourd’hui dans une position difficile, puisqu’ils exercent un métier vecteur de démocratie, bénéficiant d’un statut spécial de par la loi, mais qui fait dans le même temps l’objet de violentes attaques, comme nous l’avons vu précédemment. On comprend alors leur difficulté à accepter cette notion du « tous journalistes ».

Mais au-delà des blogueurs, on observe au sein des rédactions de médias traditionnels une méfiance envers le web en général, « vu comme une concurrence » justifie une journaliste d'une chaine d'information avec qui je me suis entretenu. Elle explique, faisant référence aux journalistes de ces rédactions : « ils sont moins jeunes ». Serait-ce alors une question de génération ? Pas seulement, mais c’est une des explications de ces tensions qui existent entre les médias traditionnels et le web. Lors d’une conférence au Press Club ("Internet va-t-il sauver la presse du marasme ?", le 9 septembre 2010), Laurent Guimier, qui dirige les sites d’information de Lagardère Active (Europe1.fr, LeJDD.fr et ParisMatch.com), s’est rappelé le climat entre les journalistes œuvrant sur le support original (papier, radio) et leurs confrères du web : « ce n’est pas de l’information sérieuse » lui disaient les premiers à propos des second. Laurent Guimier a commencé par rapprocher les rédactions web de Paris Match et du Journal du Dimanche (JDD) des rédactions du papier. Car dans de nombreux médias, aujourd’hui encore, les rédactions sont séparées en fonction du support sur lequel elles travaillent. Ainsi, les rédactions web de Paris Match et du JDD se situaient à 3km des rédactions papiers, ce qui ne facilite évidemment pas le dialogue entre les deux entités. Avant son arrivée chez Lagardère Active, Laurent Guimier était rédacteur en chef du Figaro.fr, où il avait fait le même travail de rapprochement entre la rédaction papier et la rédaction web. Pour lui, les médias vivent aujourd’hui un choc culturel en interne. Dressant un rapide portrait des journalistes web, il estimait que ces derniers étaient « jeunes, agiles, mobiles. Ils vont chercher des informations que les autres ne vont pas chercher, en allant sur des sites web étrangers par exemple […] Leur principale valeur ajoutée est leur capacité à aller dénicher de l’information tout au long de la journée. Ce sont de véritables chercheurs d’or ». Quant aux journalistes papiers, il les décrit comme étant « plus experts que ceux du web, qui sont plus généralistes ». Le journalisme web, nous allons le voir, tend à jouer un rôle de courroie de transmission entre les médias traditionnels et ceux qu’Erik Neveu appelle les « travailleurs de l’information », c’est-à-dire les blogueurs et autres citoyens produisant de l’information, en amateur, sur le web.

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Bon, j'espère que ce petit extrait vous a plu et si vous voulez réagir, vous savez où ça se passe (mais si, juste en dessous là, en laissant un commentaire).