jeudi 23 septembre 2010

La fabrication du consentement : les médias au service des puissants ?



« Notre point de vue est que les médias, entre autres fonctions, jouent le rôle de serviteurs et de propagandistes des puissants groupes qui les contrôlent et les financent. Les porteurs de ces intérêts ont des objectifs précis et des principes à faire valoir, ils sont aussi en position d’infléchir et d’encadrer l’orientation des médias. Cela ne s’opère généralement pas au moyen d’interventions directes et grossières mais plutôt grâce à un personnel politiquement aux normes et l’intériorisation par les rédacteurs et les journalistes des priorités et des critères définissant ce qu’est une information valable en conformité avec les politiques de l’establishment. »
A travers un exercice particulièrement convaincant, Noam Chomsky et Edward Herman expliquent dans La fabrication du consentement comment les médias sont utilisés, manipulés, par les groupes qui les contrôlent pour se mettre au service d’une propagande qui bénéficieraient à ces même groupes. La qualité de cet ouvrage est largement reconnue, Noam Chomsky étant d’ailleurs régulièrement présenté comme « le plus grand intellectuel vivant ». Cette critique des médias ne s’inscrit donc pas dans une théorie du complot, comme le précisent les deux chercheurs : « Nous n’aurons ici recours à aucune hypothèse « conspiratoire » pour explique le mode de fonctionnement des médias ». Les auteurs expliquent que leur modèle de propagande repose sur cinq filtres de l’information :
« (1) taille, actionnariat, fortune du propriétaire et orientation lucrative ; (2) poids de la publicité ; (3) poids des sources gouvernementales ou économiques et des « experts » financés et adoubés par ces sources primaires et agents de pouvoirs ; (4) moyens de contre-feux permettant de discipliner les médias ; (5) l’« anticommunisme » comme religion nationale et mécanisme de contrôle. […] Il est difficile de ne pas avoir remarqué que ce dernier filtre a évolué avec son temps : la lutte contre l’« Islam » et la « guerre au terrorisme » ayant remplacé le communisme comme « religion nationale et mécanisme de contrôle ».
Et si l’analyse porte sur les médias américains, on trouve de très nombreuses similitudes avec les médias français. Ces derniers sont pour la plupart possédés par des groupes industriels, vivent de la publicité, se nourrissent d’information issues pour la plupart de sources gouvernementales et économiques. Que le quotidien économique Les Echos soit détenu par le groupe LVMH, lui-même dirigé par l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, pose effectivement problème : comment un journaliste des Echos peut-il critiquer le groupe LVMH dans les colonnes du quotidien, alors qu’il en est salarié ? De même, difficile d’imaginer un reportage défavorable à Bouygues Construction au JT de TF1, alors même que la chaine appartient là aussi au même groupe ? Cette situation, pourtant, est commune dans les médias français.

Concernant la publicité, bien sûr qu’il est difficile pour un média de résister à la pression de l’annonceur. Dès lors que, sans leur appui, un média cesse d’être viable économiquement, les annonceurs disposent, de fait, d’un pouvoir de contrôle du contenu rédactionnel. Ainsi, comme l’expliquent Chomsky et Herman, « un système médiatique dominé par la publicité tend naturellement à l’élimination ou à la marginalisation des organes financés par leurs seules ventes » .

Quant aux sources, là aussi on note plusieurs problèmes. Les contraintes temporelles et financières font que les médias « doivent concentrer leurs moyens là où les événements significatifs sont les plus fréquents, où abondent fuites et rumeurs, et où se tiennent régulièrement des conférences de presse » . Et les auteurs de citer la Maison-Blanche, le Pentagone ou encore le département d’Etat comme des « épicentres de ce type d’activités » et constatent que les « grandes entreprises et sociétés commerciales sont également des producteurs réguliers et crédibles d’informations jugées dignes d’être publiées ». En France, les épicentres se trouvent à l’Elysée, à Matignon ou encore à l’Assemblée nationale. De même, les entreprises sont bien considérées comme des sources crédibles d’information, au point parfois de voir leurs communiqués diffusés sans la moindre retouche dans les colonnes des journaux, tels de véritables articles produits par un journaliste. J’ai eu l’occasion de constater cela lors de mes expériences passées en agences de relations publiques. Nous avions par exemple eu la surprise de constater que Le Figaro Economie avait repris, mot pour mot, un de nos communiqués dans ses colonnes. Après tout, n’est-ce pas ce que l’on nous apprend en école de communication ? Lorsque j’étais étudiant à l’Ecole Supérieure de Publicité, mes professeurs nous expliquaient qu’il fallait rédiger un communiqué de presse de manière à ce qu’il puisse être repris tel quel par le journaliste. Il faut leur « mâcher le travail », m’affirmaient-ils, pour leur faire gagner du temps. Pour cela, nous disposons de nombreux outils, comme DataPresse, cette base de données géante qui contient les coordonnées de milliers de journalistes, classés par média, par rubrique, etc. Mieux encore, DataPresse permet de connaitre le calendrier rédactionnel de nombreux médias, et le journaliste en charge de tel ou tel sujet ou dossier à venir. Il est alors aisé pour les entreprises de préparer leur prise de parole à ce calendrier, en nourrissant le journaliste d’informations bien sélectionnées sur le sujet. Cette propension des journalistes à relayer ainsi des messages issus de sources gouvernementales ou économiques est pourtant une atteinte grave au rôle de filtre que doit jouer le journaliste dans le processus de fabrique de l’information.

Autre exemple avec le quatrième filtre, concernant les contre-feux et autres moyens de pression, qui a battu son plein cet été en France. L’affaire Bettencourt, révélée par Médiapart, a fait grand bruit, au point de faire trembler la République jusqu’au sommet de l’Etat. La majorité présidentielle a alors fait feux de tout bois contre Médiapart et d’autres médias qui ont eux-mêmes fait quelques révélations, tel que L’Express ou Le Monde. Nous avons là un contre-feu efficace, puisque visant la crédibilité même des médias gênants. De même, l’enquête de la DCRI visant à découvrir les sources du Monde dans l’affaire Bettencourt, quitte à aller à l’encontre du secret professionnel, est un autre exemple de moyen de pression.

Au travers de ces différents filtres, les médias seraient donc amenés à relayer – sans presque s’en rendre compte – l’idéologie dominante de leurs propriétaires. Cela sans empêcher la présence d’une opinion divergente. Comme l’explique Pierre Bourdieu et Laurent Boltanski dans leur ouvrage commun La production de l’idéologie dominante, « le discours dominant doit son efficacité proprement symbolique (de méconnaissance) au fait qu’il n’exclut ni les divergences, ni les discordances » . D’ailleurs, le terme « idéologie dominante » implique qu’il existe d’autres idéologies mais qui ne seraient pas, elles, dominantes. Bourdieu et Boltanksi analysent dans ce livre comment les débats qui ont eu lieu au moment de la planification ont pu structuré la pensée sociale en France, jusqu’à aujourd’hui :
« Produits par des groupes de travail réunissant les principaux promoteurs de la planification française et les maitres à penser les plus autorisés auprès des fractions dominantes, les textes canoniques de la philosophie sociale qui est analysée ici, conduisent au lieu de leur élaboration, à l’intersection du champ intellectuel et du champ du pouvoir, c'est-à-dire au lieu où ma parole devient pouvoir, dans ces commissions ou le dirigeant éclairé rentre l’intellectuel éclairant, « esprit de bon sens, tourné vers l’avenir’, comme dit Poniatowski de son maître Fourastié, et dans les Instituts de sciences politiques où la nouvelle koinè idéologique, scolairement neutralisée et routinisée, est imposée et inculquée, donc convertie en schèmes de pensée et d’action politique. »
On trouve à la conjonction des écrits de Chomsky et Herman d’une part, et de Bourdieu et Boltanski d’autre part, quelques explications quant à l’origine de la critique des médias telle qu’elle se construit aujourd’hui. On observe par ailleurs que cette critique des médias s’opèrent également au travers d’une critique de la profession de journaliste. Mais ça, ce sera dans un prochain post :-)

A vos commentaires, amis internautes !